Parler de la situation de la dette publique en Tunisie, qui correspond à l’ensemble des engagements financiers pris sous forme d’emprunts par l’Etat, les collectivités publiques et les organismes qui en dépendent directement, nous amène à voir son évolution dans le temps, au moins à moyen terme, pour comprendre sa tendance.
Dans ce contexte, Ridha Gouia, professeur universitaire et directeur d’Apbs, révèle que la dette publique annuelle n’a cessé d’augmenter au fil des années, pour passer d’environ 10 milliards de dinars (MDT) en 2019 à 14 MDT en 2021 et 18 MDT en 2022. (Cumulativement elle a atteint 115 MDT en 2022). Pour ce qui est de la dette intérieure, elle devient de plus en plus importante passant de 20% du total annuel en 2019 à 73% en 2021 et 55% en 2022. «Certes, ces deux tendances sont remarquées aussi actuellement (ou à court terme). En effet, la dette publique a atteint 24,3 MDT en 2023 (total de 127 MDT) dont environ 40% de dette intérieure et, selon la loi de finances 2024, elle devra s’établir à environ 36 MDT (totalisant la dette à environ 139,9 MDT)», souligne Gouia.
Il est clair alors que les besoins du budget de l’Etat ne cessent de croître et que le recours au financement local (les emprunts domestiques) ne cesse d’augmenter, ce qui reflète la difficulté de la Tunisie à mobiliser des financements extérieurs en l’absence d’un accord définitif avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM).
Un niveau toujours préoccupant
L’universitaire précise, à cet effet, que le niveau actuel de la dette publique est toujours préoccupant malgré les multiples efforts d’en apaiser l’impact. D’après lui, cette situation est due, entre autres, aux services de la dette de la Tunisie qui ne cessent de croître. «Ils devraient enregistrer, à titre d’exemple et selon les données officielles, une hausse de 40% en 2024 comparativement à 2023 pour s’établir à environ 14 milliards de dinars dans un contexte d’assèchement de financements extérieurs. Ils ont connu une hausse de 160%, passant de 1,7 milliard de dinars à la fin de février 2023 à 4,6 MDT à la fin de février 2024 ».
La prochaine échéance majeure de remboursement de la dette publique extérieure, après celle du 19 février (850 millions d’euros sur le marché financier international) est prévue pour octobre 2024. Il s’agit d’un prêt garanti par la Jica (Japan International Cooperation Agency), contracté en 2014, dont le remboursement nécessitera une enveloppe de 1 milliard de dinars, soit l’équivalent de 5 jours d’importation.
Deuxièmement, le gouvernement est confronté à des difficultés en matière de mobilisation de ressources financières externes, bien qu’il reste déterminé à diversifier les sources en dépit de leurs coûts élevés et dépendant de l’épargne nationale de plus en plus décroissante.
Troisièmement, l’économie dans le pays n’arrive pas à enregistrer un taux de croissance suffisant (1,8% en 2023 et 2,4% prévu pour 2024) pour dégager un surplus exportable qui renfloue les réserves en devises dans le pays et permettra de réduire le déficit du budget de l’Etat par le biais des impôts.
Et quatrièmement, bien que les pourcentages des dettes de l’Etat par rapport au PIB enregistrent une légère décroissance ces dernières années, ils demeurent élevés (79,7% du PIB à la fin de 2024, contre 80,2% en 2023 et 79,8% en 2022).
Pas de limites à l’accumulation de la dette
Selon l’universitaire, le surendettement, ou l’excès de dette, peut être abordé de plusieurs façons. « Il est certainement difficile de quantifier et juger son excès. Comme il est impossible de déterminer un seuil d’endettement au-delà duquel se déclenche une crise des finances publiques ». C’est bien cela qui fait croire à quelques économistes que la dette publique paraît alors toujours soutenable.
Et d’ajouter que de manière pragmatique, l’excès de la dette peut se constater par l’imminence d’un défaut de paiement. C’est l’approche traditionnelle du Club de Paris. Comme il peut être appréhendé par le taux de croissance de la dette plus élevé que le taux de croissance économique du pays.
Pour comprendre cela, « nous remarquons que plusieurs pays développés connaissent des taux d’endettement très élevés et continuent à s’endetter davantage. C’est bien le cas de la France qui, malgré les critères européens qui exigent que la dette publique des pays membres ne doit pas dépasser la norme de 60% du PIB, sa dette actuelle est de 110,6% du PIB. (5 avr. 2024). Le Japon aussi n’éprouve pas de difficultés pour financer son déficit et rembourser une dette publique supérieure à 200 % du PIB depuis 2011, mais il détient des actifs nets considérables sur les autres pays ».
Gouia pense ainsi qu’il n’y a pas de limites à l’accumulation de la dette publique, tant que d’autres conditions économiques et sociales sont présentes. Autrement dit, «nous pouvons affirmer que si la dette publique ne peut pas augmenter indéfiniment, le seuil d’endettement au-delà duquel se déclenche une crise des finances publiques est impossible à déterminer avec précision parce qu’il dépend de nombreux paramètres souvent non quantifiables et spécifiques à chaque pays et à chaque période ».
Mais en dépit de cela et compte tenu de tous ces facteurs, «il est indispensable de penser à mettre des limites à son accumulation, car son augmentation linéaire et croissante finit par pousser les créanciers de l’Etat à douter de sa capacité à emprunter suffisamment pour pouvoir toujours rembourser ses dettes anciennes et financer son déficit (ce qui engendre soit nécessairement une « prime de risque » donc un taux d’intérêt exorbitant soit un cercle vicieux d’endettement)». Cette hausse des taux d’intérêt ne peut qu’aggraver le déficit et la dette et renforcer les craintes des créanciers. Autrement dit, la prime de risque peut donc être de plus en plus forte et la dette peut s’emballer et devenir incontrôlable.
Aux dires de l’universitaire, le problème consiste alors à voir comment mettre des freins à son accumulation pour éviter une crise financière dans le pays et permettre d’honorer ses engagements dans les délais impartis. Il faut être capable de stabiliser la dette en pourcentage du PIB, à n’importe quel niveau.
C’est une condition nécessaire de la soutenabilité mais elle n’est pas suffisante, car le niveau auquel elle est stabilisée n’est pas indifférent : plus il est élevé, plus le risque de crise est important.
La réussite de mise de frein à l’accumulation de la dette publique réside, en effet, pour une large part dans le pouvoir de l’Etat de lever l’impôt et de réduire le déficit budgétaire. Autrement dit, compter sur ses propres forces internes, option choisie par la Tunisie ces derniers temps, est de nature à limiter l’accumulation de la dette publique du pays. « Généralement, les économistes considèrent que la dette publique est « soutenable », c’est-à-dire ne risque pas de conduire à un défaut de paiement ou à une situation proche (appelée souvent crise financière) si l’Etat est capable de la stabiliser en pourcentage du PIB à un certain horizon ou niveau déterminé, puisqu’elle ne peut pas augmenter indéfiniment. « Cette capacité de stabiliser la dette est une condition nécessaire de sa soutenabilité. Celle-ci ne peut être réelle et efficace qu’à travers un plan d’action clair et précis, des réformes structurelles audacieuses et une volonté politique très profonde et continue ».
Situation économique précaire
«C’est dire que la situation économique actuelle demeure très précaire : (un taux de croissance très faible; un déficit commercial qui peine à décroître; un taux de chômage qui demeure élevé; un taux d’inflation qui a dépassé les prévisions et bloquant la croissance de l’épargne nationale; une stagnation des investissements intérieurs et extérieurs…), ce qui contribue à affaiblir les moyens financiers de l’Etat et accroît le besoin à l’emprunt tant intérieur qu’extérieur». explique Gouia.
Mais en dépit de tout cela, nous remarquons que la Tunisie «est déterminée à honorer ses engagements dans les délais impartis, et ce, en comptant sur ses propres ressources, afin de préserver sa souveraineté nationale». Elle a réussi à rembourser jusqu’alors toutes ses dettes intérieures et extérieures, malgré une énorme pression sur les finances publiques. Elle devra rembourser une dette publique de près de 25,8 MDT, en 2024, dont 7,1 durant le premier trimestre, sachant que les besoins de financement de l’Etat s’élèvent à environ 28,2 MDT.
Le recours à des financements directs auprès de la Banque centrale pour payer les dettes extérieures urgentes ainsi que les transferts de la diaspora tunisienne et l’augmentation des recettes touristiques ces dernières années ont permis à la Tunisie d’honorer ses engagements.
Comme indiqué auparavant, «si la dette publique ne peut pas augmenter indéfiniment, le seuil d’endettement au-delà duquel se déclenche une crise des finances publiques est impossible à déterminer précisément parce qu’il dépend de nombreux paramètres souvent non quantifiables et spécifiques à chaque pays et à chaque période ». Autrement dit, il est difficile de déterminer des indicateurs et des seuils indiquant la limite à ne pas franchir pour l’endettement public. Tout dépend de la capacité du pays à procéder à des réformes structurelles profondes tant économiques que sociales et politiques pour éviter l’enlisement dans la crise d’endettement et échapper au cercle vicieux de la dépendance financière », conclut Ridha Gouia.